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Publié le 18 décembre 2025

« Face à l’accélération sans précédent du secteur, intégrer une démarche de durabilité est stratégique pour l’industrie spatiale française »

Par : Sophie Sanchez

Modifié le : 18/12/2025
Réf . : 2025_12_06

Répartition de l’empreinte carbone de l’industrie spatiale française –  Source : Cospace, Carbone 4 – Feuille de route pour une filière spatiale française décarbonée, juin 2025

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À l’occasion du 10e anniversaire de l’Accord de Paris, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, dont la création remonte à 1801 et qui visait à relancer l’économie française, a organisé le 7 novembre 2025, à la veille de l’ouverture de la COP30 à Belém, une conférence intitulée « Mise en lumière pour le climat, les entreprises vont-elles tenir le cap ? ». L’occasion pour Laurence Monnoyer-Smith, directrice du développement durable du Centre national d’études spatiales (Cnes), de présenter la feuille de route de décarbonation de l’industrie spatiale en amont d’une table ronde dédiée à ce secteur.

L’industrie spatiale française représente aujourd’hui 0,3 % de l’empreinte carbone française, soit 1,8 M de tonnes de CO2 (voir graphique ci-dessus), mais l’activité devrait au moins doubler d’ici dix ans, en entraînant également un doublement des émissions.

Dans ce contexte, le Cnes a été missionné par le ministère de l’Économie pour déployer une feuille de route de décarbonation à co-construire avec différents acteurs. Celle-ci, qui a été dévoilée en 2024, a fixé un objectif de réduction des émissions de 49 % d’ici 2040 par rapport à une année de référence fixée en 2023.

Le marché spatial mondial connaît une expansion sans précédent au point qu’il pourrait dépasser les 1000 milliards de dollars d’ici 10 ans, selon les chiffres cités par le Cnes.

Mais « alors que la filière spatiale [mondiale] ne s’est pas positionnée sur la trajectoire de l’Accord de Paris, la filière spatiale française et européenne a adopté à l’inverse une démarche de sobriété et de durabilité », comme s’en est félicité Laurence Monnoyer-Smith. Une « condition stratégique pour garantir la sécurité, la pérennité et la légitimité du secteur spatial dans la transition écologique mondiale », a-t-elle ajouté.

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Les défis environnementaux liés à l’expansion sans précédent du marché spatial

Un impact potentiel sur la couche d’ozone

Le marché spatial mondial, évalué à 596 milliards de dollars en 2024, pourrait dépasser les 1000 milliards d’ici 10 ans selon des estimations citées par le Cnes. Ce développement est lié à la multiplication des satellites et à l’arrivée de nombreux nouveaux acteurs privés. Cette croissance de l’activité est ainsi pour l’écrasante majorité le résultat de SpaceX, un acteur qui vise le monopole dans les lancements et dans la mise en orbite basse des satellites de télécommunication.

« En 2025, on compte plus de 13 000 satellites actifs qui orbitent déjà autour de la Terre, à comparer à tout juste 1 000 il y a 10 ans. Or cette croissance fulgurante s’accompagne de défis environnementaux majeurs : débris orbitaux, émissions de CO2 [notamment lors du] lancement, exploitation de ressources rares, pression sur les chaînes d’approvisionnement », a expliqué Laurence Monnoyer-Smith. « Posé ainsi, le diagnostic est clair : en dix ans, l’activité spatiale ne s’est pas positionnée sur la trajectoire de l’Accord de Paris. »

La multiplication des lancements génère notamment une pollution orbitale avec près de 30 000 débris spatiaux de plus de 10 centimètres qui gravitent autour de la Terre en se déplaçant à 27 000 km/h, ce qui peut entraîner des destructions… de satellites. « Chaque lancement accroît ce risque », a-t-elle indiqué, en citant « le syndrome de Kessler : les débris s’entrechoquent en cascade, provoquant à chaque fois d’autres débris, ce qui pourrait rendre certaines orbites inutilisables pendant des générations. Au point que le développement incontrôlé de l’activité spatiale menace son existence même. »

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L’industrie spatiale au service de la connaissance du climat

Les entreprises du secteur spatial se mobilisent pour répondre aux besoins d’un monde marqué par le changement climatique. Qu’il s’agisse d’optique, de radars d’altimétrie ou de géolocalisation, ces technologies apportent des solutions efficaces pour mesurer le changement climatique et pour guider les décideurs dans leurs actions d’adaptation locale, précise le Cnes.

Depuis les années 70, les satellites peuvent mesurer, en tous points du globe et dans la durée, un paramètre donné : l’observation spatiale de la Terre permet de comprendre et de modéliser l’évolution du climat, d’élaborer des stratégies et de tenter d’atténuer et de s’adapter aux changements globaux. Un grand nombre de satellites ont été et sont utilisés dans le domaine de l’observation du climat en parallèle avec de l’observation in situ, c’est-à-dire mesurée localement.

Aujourd’hui, l’Europe produit à travers le programme Copernicus des données dans le domaine du changement climatique mais aussi, par exemple, de suivi des océans. Ainsi, les satellites Spot, Pléiade et Swot font de l’altimétrie, ainsi que la mesure de l’eau océanique et du débit des fleuves. Le micro-satellite Microcarb, qui a été lancé le 26 juillet 2025 depuis la base spatiale de Kourou (Guyane), a pour sa part pour objectif de cartographier, à l’échelle planétaire, les sources et puits du CO2, le principal gaz à effet de serre.

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En outre, à la différence des autres secteurs industriels, la filière spatiale présente certaines particularités au regard de son influence sur le bilan radiatif global de la Terre : l’industrie spatiale est en effet la seule à produire des émissions dans les hautes couches de l’atmosphère lors des phases de mise en orbite et de « rentrée atmosphérique » d’objets spatiaux -, notamment des particules d’alumine, des produits chlorés et, pour les moteurs à kérosène, des gaz à effet de serre et des particules de suie (carbone suie).

« Comme les émissions des lanceurs ont lieu en haute atmosphère et notamment au-dessus de la tropopause [zone de transition entre la troposphère et la stratosphère], là où le temps des séjours des molécules et des particules sont importants et où les aérosols peuvent s’accumuler sur de longues années, cette modification de la composition chimique peut interagir avec la couche d’ozone, réduire la concentration d’ozone en créant des sites favorisant sa décomposition, et, ce faisant, modifier le bilan radiatif et changer la distribution de la température », a prévenu l’experte.

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La filière spatiale internationale dans le déni

Dans ce contexte, la filière spatiale doit maîtriser et réduire son empreinte environnementale. Or elle est, selon la spécialiste, « dans une situation que l’on peut qualifier de déni quant à la nécessité de réduire son empreinte. Elle cherche davantage à valoriser son action en observation de la Terre et à imaginer des dispositifs permettant d’enlever les débris qui circulent au-dessus dans l’espace plutôt que d’imaginer une réduction du nombre de lancements et une réorganisation des modèles d’affaires. »

« Dans le meilleur cas, a-t-elle poursuivi, elle commence à concevoir de l’In Orbite Servicing, c’est-à-dire de l’économie circulaire et de la réparabilité dans l’espace, et l’allongement de la durée de vie en orbite. Rien qui ne soit à la hauteur des enjeux ni réaliste dans le court terme, ni intéressant sur le plan de la réduction de l’empreinte ».

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La recherche de la sobriété spatiale par la France et l’Europe, des « choix pionniers »

Ambition de réduction de la feuille de route de décarbonation de la filière spatiale française alignée sur celle prévue par la SNBC 2 pour le secteur industriel – Source : Cospace/Carbone 4, juin 2025

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Aussi, Laurence Monnoyer-Smith a mis en avant « la pertinence de l’approche européenne et particulièrement française qui [envisage] très sérieusement une réduction de son empreinte dans toutes ses dimensions ».

L’industrie spatiale européenne est engagée dans une démarche de sobriété : la future constellation de connectivité, Iris Square, qui fournira une infrastructure de communication sécurisée aux organismes et aux agences gouvernementales de l’Union européenne, s’appuiera sur 300 satellites multi-orbitaux contre les dizaines de milliers de l’américain Starlink.

De son côté, la France qui est « de loin la première puissance spatiale en Europe» avec Ariane Groupe pour les lanceurs et Thales Alenia Space et Airbus Defense and Space pour les satellites, a défini une feuille de route de décarbonation de son industrie spatiale qui court jusqu’à 2040.

Un groupe de travail a été mobilisé dans le cadre du Cospace, le comité de concertation État-Industrie sur l’Espace. Après dix-huit mois de travail, trois scénarios ont été définis avec, dans les hypothèses les plus favorables, un objectif de réduction des émissions de 49 % d’ici 2040 puis de 78 % d’ici 2050 (2023 étant l’année de référence pour le calcul de l’empreinte carbone de la filière).

Cette « démarche filière pionnière » qui repose sur 12 leviers et différentes thématiques (énergie, transports, moyens industriels partagés, etc.), vise à contribuer à l’ambition de décarbonation nationale et mondiale tout en préparant l’écosystème spatial à utiliser moins de ressources.

« Nous sommes dans un moment particulier. Auparavant dans l’espace, on faisait de la haute joaillerie, du sur-mesure. Désormais, on industrialise. C’est pourquoi c’est le moment de revoir nos process en incluant dès maintenant le développement durable », a précisé à cet égard lors de la table-ronde Amandine Rex, sous-directrice du spatial, de l’électronique et du logiciel à la direction générale des entreprises du ministère de l’Économie.

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Parvenir à allier compétitivité et durabilité

En parallèle, l’industrie spatiale française doit parvenir à allier compétitivité et durabilité dans un univers beaucoup plus concurrentiel que par le passé.

« Aujourd’hui, on parle d’un lancement tous les trois jours, de satellites qui sont sortis à la chaîne – du jamais vu dans l’industrie spatiale », a commenté Théophile Lagraulet, cofondateur de SpaceLocker, qui est également intervenu lors de la table-ronde. « Des acteurs émergent de toutes parts. Les vitesses d’évolution du spatial côté outre-Atlantique, mais aussi côté chinois et côté indien, sont absolument inimaginables. » Aussi les entreprises européennes essaient de comprendre « comment parvenir à allier compétitivité et durabilité […], comment [arriver à] rester dans la course sans rentrer dans une surenchère de moyens, sachant qu’il faut par exemple être capable de sortir une ACV [analyse de cycle de vie] en seulement une année ».  

« C’est une logique qui nous incite en tant qu’Européens, à nous repenser, à ne pas être simplement des spectateurs de cette évolution de l’industrie, à chercher à éviter les écueils que l’on a rencontrés dans d’autres secteurs où l’on est arrivé un peu après la bataille en identifiant [pour ce faire] les bons leviers et les bons facteurs, tout en préservant toujours cette logique de durabilité pour laquelle, je pense, nous sommes les meilleurs au monde », a-t-il ajouté.

À cet égard, Amandine Rex a fait valoir que la durabilité est un facteur de différenciation. « Au niveau européen, nous n’avons pas l’ambition de lancer autant de fusées [que Starlink]. Ariane 6 monte en cadence, d’autres lanceurs arriveront, mais nous ne serons pas [au niveau des Américains]. Dans ce contexte, la feuille de route durabilité a un sens géostratégique car les ressources sont de plus en plus rares et le secteur a une préoccupation énergétique [comme tous les autres secteurs économiques]. »

Cette feuille de route durabilité va permettre de préparer l’avenir. « Cela coûte cher de se mettre en ordre de bataille pour mettre en place des chaînes de production un peu moins consommatrices. Mais c’est aussi un facteur de compétitivité des entreprises. Moins dépendre de l’énergie et moins consommer sur la durée, cela a du sens », a-t-elle relevé. « On a tendance souvent à aborder la décarbonation comme une opportunité de survie, mais on en oublie les bénéfices plus larges en termes de démarche collective d’innovation ». Mutualiser les équipements ou les services peut permettre de proposer des services moins chers pour les usagers tout en préservant les ressources.

De son côté, Delphine Knab, vice-présidente Stratégie et Innovation chez Thales Alenia Space, a loué les vertus de la systématisation d’une démarche d’écoconception intégrant les analyses de cycle de vie, la modification des types de propulsion des satellites avec le développement de la propulsion électrique et la prise en compte dans le design des satellites des nouvelles réglementations. Ainsi Swot, l’acronyme de Surface Water Ocean Topography, un projet entre le Cnes et la Nasa, est le premier satellite qui prend intégralement en compte les réglementations de prise en compte de la rentrée des satellites dans l’atmosphère afin d’éviter de polluer à très long terme les orbites.

En parallèle, l’industrie spatiale met en place des actions comparables à celles adoptées par d’autres industries : « miser sur l’engagement de l’intégralité des équipes et ancrer le développement durable dans tous les processus internes » comme l’utilisation de panneaux photovoltaïques pour créer de l’énergie verte sur les sites et l’optimisation de la consommation d’énergie des salles blanches qui en sont particulièrement consommatrices.

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SpaceLocker propose le partage de satellites

L’entreprise toulousaine SpaceLocker cherche à « construire le spatial de demain dans une logique durable », comme l’a expliqué Théophile Lagraulet, son co-fondateur. SpaceLocker souhaite faciliter le partage de satellites en proposant aux entreprises des conteneurs qui sont branchés sur les engins spatiaux avant le décollage. Au vu des ACV établies, « le résultat est vraiment très intéressant avec près de 60 % d’économie de réduction d’impact de carbone de la mission [orbitale] », a-t-il précisé – sachant que chaque Français utilise en moyenne 50 satellites par jour pour le GPS, la météo, ou d’autres applications. « Contrairement à l’automobile, au ferroviaire ou à l’énergie, il n’y a pas des logiques de volume. Le moindre changement dans la production va être très impactant. Nous sommes dans le spatial sur des faibles quantités avec de gros impacts. Il faut être capable d’identifier et d’aller chercher précisément où se trouve cet impact – au sol, lors du lancement ou en orbite », a-t-il ajouté.

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« La durabilité du spatial ce n’est pas seulement une affaire d’ingénieur, c’est aussi une question d’utilisateur. C’est un projet civilisationnel », a martelé Laurence Monnoyer-Smith en conclusion. « Nous devons collectivement décider ce qui est utile pour le bien commun. L’avenir du spatial n’est pas dans l’exploitation, mais dans la préservation, la protection et la coopération », a-t-elle encore fait valoir. Avant d’ajouter : « Parce qu’au fond, il n’y a qu’une seule planète bleue. Et c’est encore depuis l’espace qu’on la voit le mieux. »

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Pour en savoir plus

Conférence de la Société d’encouragement de l’industrie nationale – 10e anniversaire de l’Accord de Paris, les entreprises vont-elles tenir le cap ? – lien vers la vidéo

La feuille de route décarbonation de la filière spatiale française présentée au Salon du Bourget | CNES

La filière spatiale française face aux limites planétaires et à l’épuisement des ressources – étude de Carbone 4 en partenariat avec le Cnes

Atténuation CCNUCC et Accord de Paris Particules