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Les Etats membres peuvent être tenus pour responsables des préjudices de santé dus à une pollution de l’air trop élevée (conclusions CJUE)

  • Réf. : 2022_05_a05
  • Publié le: 14 juin 2022
  • Date de mise à jour: 14 juin 2022
  • France

Le 5 mai 2022, Julianne Kokott, avocate générale de la Cour de Justice de l’UE (CJUE) a publié ses conclusions sur la responsabilité d’un Etat membre (en l’occurrence la France) vis-à-vis de la pollution de l’air (réf. Affaire C-61/21). Ces conclusions font suite à l’audience de la CJUE le 15 mars 2022.

 

Retour sur les faits et la demande de décision préjudicielle

La demande de décision préjudicielle concerne le dépassement des valeurs limites pour la qualité de l’air ambiant dans l’agglomération de Paris.

Le requérant (un habitant francilien nommé « JP » dans les conclusions) demande que le préfet du département du Val-d’Oise prenne des mesures aux fins du respect des valeurs limites fixées par la directive 2008/50/CElire notre article). Il réclame, en outre, à l’État français (Premier Ministre/Ministère de la Transition écologique) une indemnisation des différents préjudices, estimés à 21 M€, qui résultent, selon lui, de la pollution de l’air. Il affirme que ces préjudices sont survenus en 2003 et qu’ils se sont même aggravés au fil du temps.

 

 

Non-respect des valeurs limites de concentration : arrêt de la CJUE en 2019 et arrêt du Conseil d’Etat en 2021

Le 24 octobre 2019, la France a été condamnée par la Cour de Justice de l’UE (CJUE) pour non-respect de la directive 2008/50/CE relative à la qualité de l’air ambiant, et plus spécifiquement pour « dépassement de manière systématique et persistante » des valeurs limites de concentration (VLC) pour le NO2 (affaire n°C-636/18) (lire notre article).

 

Le 3 décembre 2020, la Commission européenne a annoncé dans un communiqué qu’elle a formellement demandé à la France d’exécuter l’arrêt rendu par la CJUE le 24 octobre 2019 (lire notre article).

 

Le 28 avril 2022, la France a été une nouvelle fois condamnée par la CJUE pour non-respect de la directive 2008/50/CE, et cette fois pour « dépassement de manière systématique et persistante » de la valeur limite de concentration (VLC) journalière pour les PM10 (affaire C-286/21) (lire notre article).

 

De même, le Conseil d’État français a constaté pour Paris un dépassement continu des valeurs limites pour le NO2 jusqu’en 2020 ainsi qu’un dépassement des valeurs limites pour les PM10 jusqu’en 2018 et 2019 (arrêt du Conseil d’État du 4 août 2021 – lire notre article).

 

Le requérant fonde sa demande d’indemnisation notamment sur le fait qu’il a subi un préjudice de santé en raison de la dégradation de l’air dans l’agglomération de Paris où il réside. Cette dégradation résulte, selon lui, du manquement des autorités françaises aux obligations qui leur incombent en vertu de la directive 2008/50/CE. Le requérant met donc en cause la responsabilité de l’État pour obtenir réparation du préjudice de santé qu’il invoque.

Après le rejet du recours par le Tribunal administratif de Cergy‑Pontoise, la Cour administrative d’appel de Versailles a été saisie. Celle-ci expose que la décision sur la demande d’indemnisation suppose une clarification de la portée de l’article 13, paragraphe 1, et de l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2008/50. Selon la Cour administrative d’appel de Versailles, l’aspect essentiel réside dans le point de savoir s’il y a lieu d’accorder à un particulier, en cas de violation suffisamment caractérisée par un État membre de l’UE des obligations résultant de ces dispositions, un droit à réparation des préjudices affectant sa santé.

La Cour administrative d’appel de Versailles a donc ensuite saisi la CJUE afin de lui soumettre les demandes suivantes :

  • les règles applicables du droit de l’UE résultant des dispositions de l’article 13, paragraphe 1, et de l’article 23, paragraphe 1, de la directive 2008/50 doivent-elles être interprétées comme ouvrant aux particuliers, en cas de violation suffisamment caractérisée par un État membre de l’UE des obligations en résultant, un droit à obtenir de l’État membre en cause la réparation des préjudices affectant leur santé présentant un lien de causalité direct et certain avec la dégradation de la qualité de l’air ?
  • à supposer que les dispositions mentionnées ci-dessus soient effectivement susceptibles d’ouvrir un tel droit à réparation des préjudices de santé, à quelles conditions l’ouverture de ce droit est-elle subordonnée, au regard notamment de la date à laquelle l’existence du manquement imputable à l’État membre en cause doit être appréciée ?

 

Le requérant, la République française, l’Irlande, la République italienne, la Pologne, ainsi que la Commission, ont présenté des observations écrites. La République française, l’Irlande, les Pays-Bas, la Pologne et la Commission européenne ont participé à l’audience du 15 mars 2022.

 

Analyse juridique de l’avocate générale

La CJUE a déjà rappelé, s’agissant de la mise en œuvre des règles de l’UE en matière de protection de la qualité de l’air, le principe de la responsabilité de l’État pour les préjudices causés aux particuliers par des violations du droit de l’UE qui lui sont imputables (arrêt du 19 décembre 2019, Deutsche Umwelthilfe [C‑752/18, EU:C:2019:1114, points 54 et 55]). La demande de décision préjudicielle visait à clarifier dans quelle mesure une violation des valeurs limites prévues par le droit de l’UE en matière de protection de la qualité de l’air peut ouvrir concrètement des droits à réparation.

Selon la jurisprudence constante, la pleine efficacité des normes du droit de l’UE serait mise en cause et la protection des droits qu’elles confèrent serait affaiblie si les particuliers n’avaient pas la possibilité d’obtenir réparation lorsque leurs droits sont lésés par une violation du droit de l’Union imputable à un État membre.

Les particuliers lésés ont donc un droit à réparation si trois conditions (ou « questions préjudicielles ») sont réunies :

  • la règle de droit de l’UE violée a pour objet de leur conférer des droits,
  • la violation de cette règle est suffisamment caractérisée,
  • il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice subi par ces particuliers.

 

L’avocate générale de la CJUE Juliane Kokott a analysé si, en l’occurrence, ces trois conditions étaient remplies.

 

Condition 1 : la règle de droit de l’UE violée a pour objet de leur conférer des droits

Cette condition présume l’existence d’une violation suffisamment caractérisée et d’un lien de causalité direct. Elle vise à déterminer si les exigences prévues par la directive 2008/50/CE en matière de qualité de l’air confèrent des droits aux particuliers, c’est‑à‑dire si la violation de ces exigences est susceptible d’ouvrir un droit à réparation.

Réponse de l’avocate générale à ce premier critère : Elle constate que « les valeurs limites en matière de polluants dans l’air ambiant et les obligations aux fins de l’amélioration de la qualité de l’air prévues aux articles 7 et 8 de la directive 96/62/CE, lus en combinaison avec la directive 1999/30/CE, ainsi qu’aux articles 13 et 23 de la directive 2008/50/CE, ont bien pour objet de conférer des droits aux particuliers ».

La première condition est donc remplie car les valeurs limites de concentration fixées par les deux directives précitées pour les polluants dans l’air ambiant et les obligations aux fins de l’amélioration de la qualité de l’air avaient pour objet de conférer des droits aux particuliers. L’objectif principal de ces dispositions suffisamment claires consiste en effet, selon elle, à protéger la santé humaine. L’avocate générale précise que le dépassement des valeurs limites pèse avant tout sur certaines catégories de la population qui vivent ou travaillent dans des secteurs particulièrement affectés. Ce sont souvent, selon elle, des personnes à faible statut socio-économique qui ont particulièrement besoin d’une protection juridictionnelle.

 

Condition 2 : la violation de cette règle est suffisamment caractérisée

Si la première condition est remplie, cette seconde condition vise à préciser les conditions d’un tel droit, notamment en ce qui concerne la date à laquelle doit être appréciée l’existence du manquement imputable à l’État membre concerné.

Réponse de l’avocate générale à ce deuxième critère : « Un droit à réparation en raison de préjudices de santé résultant d’un dépassement, existant depuis l’expiration du délai respectif, des valeurs limites pour les PM10 ou le NO2 dans l’air ambiant, prévues aux articles 7 et 8 de la directive 96/62/CE, lus en combinaison avec la directive 1999/30/CE, ou visées à l’article 13 de la directive 2008/50/CE, suppose que la personne lésée démontre l’existence d’un lien direct entre ce préjudice et son séjour dans un lieu dans lequel les valeurs limites applicables ont été dépassées en l’absence de tout plan d’amélioration de la qualité de l’air satisfaisant aux exigences de l’annexe IV de la directive 96/62/CE ou de l’annexe XV, section A, de la directive 2008/50/CE et ne présentant, en outre, aucune autre lacune manifeste ».

Cette violation concerne, selon l’avocate générale, toutes les périodes au cours desquelles les valeurs limites de concentration en vigueur ont été dépassées en l’absence de tout plan d’amélioration de la qualité de l’air ne présentant aucune lacune manifeste. L’avocate générale rappelle que c’est aux juridictions nationales qu’il appartient de procéder à cet examen.

 

Condition 3 : il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice subi par ces particuliers

Si les deux premières conditions sont remplies, cette troisième condition consiste à examiner à quelles conditions il convient de constater l’existence d’une violation caractérisée et d’un lien de causalité direct.

Réponse de l’avocate générale : les véritables difficultés pour faire valoir des droits à indemnisation résident dans la troisième condition, à savoir dans l’établissement de la preuve d’un lien de causalité direct entre la violation caractérisée des règles relatives à la protection de la qualité de l’air et les préjudices concrets de santé subis :

  • premièrement, la personne lésée doit prouver qu’elle a séjourné pendant une période suffisamment longue dans un environnement dans lequel des valeurs limites en matière de qualité de l’air ambiant fixées par le droit de l’UE ont été violées de manière caractérisée. La durée de cette période est, selon l’avocate générale, une question médicale nécessitant une réponse scientifique ;
  • deuxièmement, elle doit établir un préjudice susceptible d’être lié à la pollution de l’air correspondante ;
  • troisièmement, la personne lésée doit démontrer l’existence d’un lien de causalité direct entre le séjour mentionné dans un lieu dans lequel une valeur limite pour la qualité de l’air ambiant a été violée de manière caractérisée et le préjudice invoqué. Selon l’avocate générale, cela nécessitera, en règle générale, des expertises médicales.

 

Les conclusions de l’avocate générale

Dans ses conclusions, l’avocate générale Juliane Kokott estime donc qu’une violation des valeurs limites fixées par le droit de l’UE aux fins de la protection de la qualité de l’air peut bien ouvrir des droits à indemnisation à l’encontre de l’État. Selon elle, les trois conditions pour l’engagement de la responsabilité de l’État sont applicables également en l’espèce pour les préjudices subis par un particulier en raison de violations du droit de l’UE imputables à l’État.

 

En conclusion, l’avocate générale indique que, si la preuve d’un lien direct entre une violation caractérisée des valeurs limites et un préjudice de santé est établie, l’affaire ne se terminerait pas là. Au contraire, l’État membre peut s’exonérer de sa responsabilité en démontrant que ces dépassements auraient également eu lieu s’il avait adopté en temps utile des plans relatifs à la qualité de l’air conformes aux exigences prévues par la directive.

 

A noter enfin que ces conclusions de l’avocate générale ne lient pas la CJUE. La mission des avocats généraux consiste à proposer à la CJUE, en toute indépendance, une solution juridique dans l’affaire dont ils sont chargés. Les juges de la CJUE commencent, à présent, à délibérer dans cette affaire. L’arrêt sera rendu à une date ultérieure.

Par ailleurs, le renvoi préjudiciel permet aux juridictions des États membres, dans le cadre d’un litige dont elles sont saisies, d’interroger la CJUE sur l’interprétation du droit de l’UE ou sur la validité d’un acte de l’UE. La Cour ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l’affaire conformément à la décision de la CJUE.

 

Au Royaume-Uni, la justice a établi un lien de causalité entre la mort d’une jeune fille et son exposition à la pollution de l’air

Dans une décision sans précédent rendue le 16 décembre 2020, Philip Barlow, médecin légiste (coroner) de la zone de Southwark, quartier de Londres, a conclu dans son enquête que la pollution de l’air excessive a contribué au décès d’Ella Adoo Kissi-Debrah, une fillette de 9 ans morte le 15 février 2013. Ainsi, dans son verdict, le tribunal du coroner (Coroner’s Court) de Southwark a jugé que la pollution de l’air a apporté « une contribution matérielle » à sa mort. La jeune fille habitait à Lewisham (sud de Londres), très près d’un axe routier dense en trafic, le South Circular (ceinture périphérique) où les concentrations de NO2 dépassaient les valeurs limites de l’UE et du Royaume-Uni. Elle avait été hospitalisée 27 fois pour problèmes respiratoires avant de mourir. Son décès avait initialement été imputée, en 2014, à une insuffisance respiratoire aiguë provoquée par l’asthme. Avec la décision du coroner Barlow, la justice britannique a établi pour la première fois un lien direct entre sa mort et l’exposition chronique à des concentrations élevées de polluants atmosphériques (en l’occurrence le NO2 et les PM10/PM2,5 émis par les véhicules routiers). Ella Adoo Kissi-Debrah est la première personne au Royaume-Uni, dont la cause du décès est explicitement liée à la pollution de l’air.

 

Le 13 janvier 2021, Philip Barlow a remis au Gouvernement britannique un rapport pour prévenir de futurs décès [provoqués par la pollution de l’air] (Report to prevent future deaths) dans lequel il a souligné que, à son avis, « il existe un risque que des futurs décès surviennent » et que le Gouvernement doit prendre des mesures pour prévenir de futurs décès. Par ailleurs, il a indiqué qu’il n’y a pas de seuil de PM sans danger et il a préconisé des valeurs limites contraignantes au Royaume-Uni basées sur le valeurs-guides de l’OMS (lire notre article).

 

En savoir plus

Chartered Institute of Environmental Health (CIEH): “Ella Adoo Kissi-Debrah verdict shows human cost of air pollution”, 17 décembre 2020.

CIEH: “‘Reduce UK air pollution to WHO limits’, urges coroner in Ella Adoo-Kissi-Debrah case”, 22 avril 2021.

Voir la réponse du Gouvernement britannique à la suite de la remise du rapport du corone

 

En savoir plus

Communiqué de la CJUE

Conclusions de l’avocate générale de la CJUE dans l’affaire C-61/21

 

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