CITEPA

Contact
 image

Traité sur la Charte de l’Energie : après quelques amendements, la Commission européenne reste signataire de cet accord jugé incompatible avec l’action climat

  • Réf. : 2022_07_a03
  • Publié le: 7 juillet 2022
  • Date de mise à jour: 7 juillet 2022
  • UE
  • International

Le 24 juin 2022 s’est tenu le quinzième et dernier cycle de négociations sur le Traité sur la Charte de l’Energie (TCE, voir encadré ci-dessous), accord international qui établit un cadre multilatéral de coopération dans le domaine de l’énergie, et qui permet, concrètement, à des compagnies productrices d’énergies fossile ou d’investisseurs d’attaquer en justice des Etats adoptant des mesures législatives ou réglementaires contraires à leurs intérêts.

 

Qu’est-ce que le Traité sur la Charte de l’Energie (TCE) ?

En 1991 est signée la Charte européenne de l’Energie, déclaration politique de principe visant la coopération énergétique internationale dans le contexte de la fin de la Guerre froide et de la guerre du Golfe ; et visant l’élaboration d’un traité juridiquement contraignant.

C’est chose faite en 1994 avec la signature, par une cinquantaine de pays, du Traité sur la Charte de l’Energie (TCE). Entré en vigueur le 16 avril 1998, le TCE compte aujourd’hui 53 parties contractantes et signataires, dont l’UE. Ce traité, qui établit un cadre multilatéral pour la coopération multilatérale en matière d’investissements dans le secteur de l’énergie, est juridiquement contraignant : il comprend ainsi des mécanismes de règlement des différends (Dispute Settlement Mechanisms), entre investisseurs et Parties contractantes : en cas de violation présumée des dispositions du TCE relatives aux investissements et si le différend ne peut être réglé à l’amiable dans un délai de trois mois, l’article 26 du TCE permet aux investisseurs de soumettre le différend pour qu’il soit résolu aux tribunaux ou aux tribunaux administratifs de la partie contractante au différend. Ces différends peuvent notamment être entre investisseurs et Etats (dites Investor-State Dispute Settlement [ISDS] mechanisms), et même entre des investisseurs d’un État membre de l’UE et un autre État membre (arbitrage intra-UE). Une clause du traité précise que si un pays signataire s’en retire, les investissements décidés précédemment continuent de bénéficier de la protection du traité pendant 20 ans.

Le 20 mai 2015 est signée à La Haye par 72 pays (ainsi que l’UE, l’Euratom et la Cedeao) la Charte internationale de l’Energie, deuxième déclaration politique non contraignante (après la Charte européenne de l’Energie de 1991, mais avec un texte cherchant à mieux refléter les évolutions intervenues depuis lors et les défis énergétiques mondiaux actuels. Il définit des principes communs et des domaines de coopération internationale dans le secteur de l’énergie pour le 21e siècle).

Le Traité sur la Charte de l’Energie fait l’objet de vives critiques depuis des années. L’Italie s’en est retirée unilatéralement en 2016.

Lors de la Conférence du TCE en novembre 2017, suite à une proposition du Secrétariat de la Charte de l’Energie, a été votée la décision de lancer la discussion sur la potentielle modernisation du texte. Le 27 novembre 2018, la Conférence a approuvé la liste des thèmes pour la modernisation du TCE.

Le cycle de renégociation pour amender le traité et le rendre plus à jour a débuté en 2020. Au total, 15 cycles de négociation se sont déroulées entre juillet 2020 et juin 2022. Les positions divergentes des Etats membres de l’Union européenne ont rendu les négociations difficiles. Le texte amendé a été voté le 24 juin 2022.

 

Le TCE jugé incompatible avec l’Accord de Paris

Le TCE est de plus en plus critiqué, car jugé incompatible avec l’ambition nécessaire pour décarboner l’économie et notamment sortir des énergies fossiles. Le Giec, dans son dernier rapport d’évaluation (AR6, volume 3), indique que l’objectif +1,5°C serait inatteignable si les installations de production d’électricité à base de combustibles fossiles restaient toutes en service et l’objectif +2°C serait quasiment inatteignable si celles planifiées à ce jour étaient également prises en compte (lire notre dossier de fond).

Lire aussi : Les projets actuels de développement de production de fossiles sont incompatibles avec l’objectif de +1,5°C

Or le TCE permet à des compagnies et investisseurs d’attaquer (et leur réclamer une réparation financière) des Etats qui mettrait en œuvre cette recommandation, en empêchant par exemple des investissements vers nouvelles infrastructures de production d’énergies fossiles. En février 2021, la compagnie allemande RWE avait ainsi attaqué en justice les Pays-Bas qui avaient décidé de mettre fin progressivement au charbon d’ici 2030, et lui réclamait 1,4 Md €. Le TCE a été évoqué par plus d’une centaine de cas, la majorité des cas étant des différends entre pays européens, notamment sur des questions de subventions à la production d’électricité. Voir la liste des cas de litiges achevés ou en cours sur le site du TCE.

Plusieurs critiques sur ce texte peu connu du grand public se font entendre depuis des années. Dans son dernier rapport d’évaluation (AR6 – vol. 3), le Giec relevait la continuation de « la promotion du développement des combustibles fossiles (…) [via] le développement des normes juridiques internationales. Un grand nombre d’accords bilatéraux et multilatéraux, dont le TCE de 1994, contiennent des dispositions relatives à l’utilisation d’un système de règlement des différends investisseur-État (investor-state dispute settlement, ISDS) conçu pour protéger les intérêts des investisseurs dans les projets énergétiques contre les politiques nationales qui pourraient conduire à l’immobilisation de leurs actifs. » (AR6 vol. 3, chap. 14, section 14.5.2.2, p. 2442). En décembre 2020, Laurence Tubiana, co-architecte de l’Accord de Paris, appelait avec 400 autres experts du climat, à une sortie de l’UE de ce traité, considérant que « le TCE est un obstacle majeur à l’action climatique » – appel repris notamment par la Ministre de l’Environnement espagnole de l’époque qui écrivait « soit on fait en sorte que le TCE soit compatible avec l’Accord de Paris, soit nous devons nous en retirer ». D’après une analyse du groupement de journalistes européens ‘Investigate Europe’ publié le 23 février 2021, le TCE permettrait de protéger 345 Md € d’investissements portés sur les infrastructures de combustibles fossiles en Europe (UE, Royaume-Uni et Suisse). Une tribune publiée dans Le Monde le 30 juin 2022 et co-signée par l’autrice du Giec Yamina Saheb, appelle la France à sortir des pays signataires de ce traité, « vestige d’un ancien monde ». Les amendements votés le 24 juin 2022 y sont jugés insatisfaisants car « la protection des investissements existants dans les énergies fossiles est maintenue jusqu’en 2030 et dans les centrales à gaz jusqu’en 2040 dans les pays de l’Union européenne » alors que l’urgence est à la décarbonation massive.

Le 21 juin 2022, cinq jeunes européens ont introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme, portant plainte contre 12 États européens signataires du TCE, dont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni et ce, au motif que l’adhésion des pays au TCE viole le droit de toute personne à la vie (article 2) et le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8) de la Convention européenne des droits de l’homme. Selon les cinq requérants, le TCE entrave la mise en œuvre de l’action climat par ses parties contractantes. Ils demandent donc aux pays visés par leur plainte de s’en retirer ou de le réformer profondément.  

De même, dans une lettre du 21 juin 2022, 78 scientifiques (dont plusieurs membres du Giec et 17 scientifiques en France, parmi lesquels Christophe Cassou, Céline Guivarch, Jean Jouzel, Valérie Masson-Delmotte, Philippe Quirion et Yamina Saheb) ont appelé la Présidence française à « travailler à la sortie des pays de l’UE du TCE ». Ils soulignent notamment « qu’en maintenant dans le TCE modernisé la protection des investissements étrangers dans les combustibles fossiles existants, les pays de l’UE devront choisir entre maintenir les infrastructures de combustibles fossiles existantes jusqu’à la fin de leur vie ou faire face à de nouvelles plaintes via le mécanisme ISDS. Ces deux options mettront en péril l’objectif de neutralité climatique de l’UE et le pacte vert pour l’Europe ».

Les préoccupations de ces scientifiques ont été reprises par le Réseau Action Climat-Europe dans une note d’analyse (Briefing), également publiée le 21 juin 2022.

D’après des documents de négociation ayant fuités, et révélés dans la presse spécialisée, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Pologne et l’Espagne aurait demandé à la Commission européenne d’étudier la faisabilité d’une sortie de l’UE dans son ensemble du TCE, compte tenu de la non-compatibilité de celui-ci avec les engagements climat de l’UE.

 

Le TCE jugé incompatible avec le droit de l’UE

Le 2 septembre 2021, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt portant sur l’interprétation de l’article 26 du TCE relatif au règlement des différends entre un investisseur et un État partie (signataire du TCE). Ce jugement a été prononcé dans le cadre d’un litige opposant la Moldavie à la société Komstroy LLC. Dans son arrêt, la CJUE a jugé que la procédure de règlement des différends par le mécanisme ISDS du TCE n’était pas applicable aux différends opposant un État membre de l’UE à un investisseur d’un autre État membre (selon l’arrêt, « l’article 26 (paragraphe 2c) du TCE […] n’est pas applicable aux différends opposant un État membre à un investisseur d’un autre État membre au sujet d’un investissement réalisé par ce dernier dans le premier État membre »). En d’autres termes, selon la CJUE, un investisseur de l’UE ne peut attaquer un État membre de l’UE au titre du TCE. Cet arrêt a fait suite à un premier arrêt de la CJUE du 6 mars 2018 (dit arrêt Achmea) qui avait jugé que le mécanisme ISDS dans les traités d’investissement bilatéraux entre États membres de l’UE était incompatible avec le droit de l’UE. L’arrêt du 2 septembre 2021 confirme donc que l’arrêt Achmea de 2018 s’applique également au TCE, et spécifiquement aux requêtes intra-UE qui invoquent le TCE. Ainsi, au titre de l’article 65 de l’arrêt de la CJUE du 2 septembre 2021, « si le TCE peut imposer aux États membres de respecter les mécanismes arbitraux qu’il prévoit dans leurs relations avec les investisseurs d’États tiers qui sont également parties contractantes de ce traité au sujet d’investissements réalisés par ces derniers dans ces États membres, la préservation de l’autonomie et du caractère propre du droit de l’UE s’oppose à ce que le TCE puisse imposer les mêmes obligations aux États membres entre eux ».

Selon une analyse juridique réalisée par deux juristes de la faculté du droit européen au sein de l’Université d’Amsterdam pour le compte de l’ONG Client Earth et publiée le 21 avril 2022, le TCE est incompatible avec l’autonomie du droit de l’UE (autonomie juridictionnelle et réglementaire) : « l’UE ne peut être partie à un accord international qui prévoit un règlement des différends internationaux contraignant pour l’UE que s’il n’y a pas d’effet négatif sur l’ordre juridique de l’UE. Cela signifie que les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats établis sur la base du TCE ne peuvent pas être compétents pour interpréter et appliquer des règles du droit de l’UE autres que les dispositions du TCE lui-même » (voir p.59 de l’analyse).

Les deux juristes soulignent également que le TCE est aussi incompatible avec le cadre constitutionnel de l’UE : « le TCE porte atteinte aux principes de confiance mutuelle, d’égalité de traitement, et d’efficacité, au fonctionnement du marché intérieur (aides d’État) et à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux (accès à un tribunal indépendant). Cela justifie que les institutions de l’UE et les États membres aient l’obligation, en vertu de la loyauté de l’UE de mettre fin à cette incompatibilité en prenant tous les moyens légaux pour mettre fin à leurs obligations au titre du TCE qui sont incompatibles avec le droit de l’UE » (voir p.4 de l’analyse). Les deux juristes concluent que « le fait que l’UE et ses 26 Etats membres (tous sauf l’Italie) sont des Parties à un traité international incompatible avec son propre cadre juridique constitue actuellement toujours un problème. Les institutions de l’UE et les Etats membres sont liés par les traités de l’UE et doivent donc prendre les mesures nécessaires pour remédier à cette incompatibilité ».

 

Quels amendements ont été votés pour « moderniser » le TCE ?

Le 24 juin 2022 se tenait donc la dernière session de négociations sur le Traité sur la Charte de l’Energie, dans le cadre du cycle de renégociation décidé en 2017 et débuté en 2020. Ces négociations ont abouti à des amendements du texte du TCE et au non-retrait de l’UE de la liste des signataires. Le Secrétariat du TCE a publié un communiqué expliquant les changements adoptés (au bout « d’intenses discussions ») pour « moderniser » le texte. Ces amendements comprennent entre autres les points suivants :

  • une référence à la Charte internationale de l’Energie (voir encadré) est ajoutée ;
  • la protection des investissements permise par le TCE s’étend au captage et stockage du carbone, à la biomasse, l’hydrogène, l’ammoniac anhydre, et les carburants de synthèse ;
  • un nouveau “mécanisme de flexibilité » permet aux Parties d’exclure les combustibles fossiles des énergies dont les investissements sont protégés par le traité, comme le souhaitent l’UE et le Royaume-Uni. Cela ne concernera les investissements déjà en cours que 10 ans après l’entrée en vigueur du traité amendé. Les investissements considérés comme nouveaux, et pouvant être exclus, sont ceux ayant été réalisés à partir du 15 août 2023. Autrement dit, les investisseurs fossiles actuels dans l’UE peuvent toujours attaquer en justice les Etats jusqu’en 2033. L’amendement précise enfin que ces exclusions ne doivent pas affecter la protection des investissements faits dans d’autres pays qui n’appliquent pas cette exclusion (le Traité protège une entreprise de l’UE qui investirait dans des énergies fossiles sur un autre continent).
  • un « mécanisme de revue » est mis en place : cinq ans après l’entrée en vigueur du traité amendé (donc vers 2027-2028), ou avant, la liste des énergies couvertes ainsi que l’application du mécanisme de flexibilité pourront être rediscutées ;
  • les règles sur la transparence de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (UNCITRAL en anglais) s’appliqueront lors du règlement de différents entre investisseurs et Etats ;
  • afin de refléter le fait que, comme l’indique le communiqué, les Parties signataires du traité « reconnaissent le besoin urgent de combattre efficacement le changement climatique», de nouvelles clauses ont été introduites, notamment pour réaffirmer les droits et devoirs des Parties au titre de divers autres accords internationaux tels que la CCNUCC (Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques) et l’Accord de Paris. Le communiqué souligne aussi que « les Parties signataires réaffirment leur engagement pour un transition vers les énergies propre, et la promotion des technologies bas-carbone dans leurs échanges commerciaux et investissements ». A ce titre, un nouveau mécanisme est mis en place pour régler les différends entre Parties concernant l’interprétation et l’application des nouvelles dispositions relatives au développement durable. Ce mécanisme de règlement des différends comprendra la possibilité de renvoyer l’affaire à un conciliateur.

 

Le TCE amendé devrait entrer en vigueur à partir du mois de novembre 2022.

 

En savoir plus

Le site du TCE

Le TCE en français (version non consolidée) et en anglais (version consolidée)

Communication du Secrétariat du TCE expliquant les principales modifications sur la modernisation du TCE adoptées lors de la réunion de la Conférence sur la Charte de l’Energie du 24 juin 2022

Pr. Dr. Christina Eckes et Dr. Laurens Ankersmit (2022). The compatibility of the Energy Charter Treaty with EU law. University of Amsterdam/Amsterdam Centre for European Law and Governance. Ce rapport, publié le 21 avril 2022, a été établi pour le compte de l’ONG Client Earth.

Article | UE | International | Politique, gouvernance, réglementation | Climat et Gaz à effet de serre | Energie/EE/EnR